Pourquoi suis-je dans l'abstrait ?
Pourquoi suis-je dans l’abstrait ?
L’abstraction est mentale ; elle s’approche dans un esprit différent de l’œuvre figurative : elle est ouverte à notre propre imagination puisqu’elle ne raconte, à priori, rien.
Revenons aux sources, c'est-à-dire un siècle en arrière.
Pourquoi en 1901, les impressionnistes et surtout Cézanne et Monet, se virent exclus du salon des Artistes Français à Paris ? Car ils étaient les peintres « abstraits » de l’époque. On leur reprochait de mal décrire les bâtiments, les paysages, les personnages… esquissés et colorés n’importe comment, sans respect des perspectives…. ; c’était de mauvais peintres ! Or ils montraient la lumière, ses vibrations, ses reflets, son imprégnation et effets de changement sur la couleur, sur les objets (voir les cathédrales de Monet). Ils ont privilégié l’impression à l’expression. Ainsi l’impressionnisme nous place dans une nouvelle situation : sa force est le rêve induit ; cette démarche est de nos jours comprise par tous. L’abstraction est plus méditative ; elle est liée aux dispositions mentales du regardeur selon Marcel Duchamp : elle suscite en nous des sentiments.
Quant à Antony Tapiès, il déclare « pour commencer, se laisser porter par l’émotion, ne pas s’efforcer de comprendre ».
Rappelons que jusqu’au XIXéme siècle, l’art figuratif domine. Gustave Courbet affirme en 1866 : « la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes ».
Seulement les choses ont changé.
L’expression abstraite est apparue au XXéme siècle et ce n’est pas par hasard. C’est aussi le siècle de la découverte de la relativité et de la psychanalyse. Nous ne sommes plus dans l’époque de Képler et Newton. L’image, qui jusque là était une réplique de la réalité, prend une autre dimension ; les choses ne sont pas toujours comme on les avait imaginées et la première évidence n’est pas toujours la réalité.
Voilà ce que découvre l’homme du XXème et sa vision du monde va changer.
Cela me fait penser à la philosophie de Platon, laquelle va mettre en évidence que la connaissance ou la réalité immédiate du monde perçue par nos sens, n’est pas satisfaisante. Ainsi une autre forme de connaissance doit prendre de la force. Rappelons sa fameuse parabole de la caverne. Platon compare les hommes à des prisonniers enfermés dans une caverne et où ils sont attachés de manière à ne regarder que dans une direction. Un feu est allumé derrière leur dos et ils ne voient donc sur un mur que leur propre ombre et celle des objets qui se trouvent derrière eux. Ne voyant que ces ombres, ils se figurent que celles-ci sont réelles et uniques. Finalement, un des prisonniers s’évade et passe de la caverne à la lumière du jour ; pour la première fois, il aperçoit autre chose, une autre réalité et se rend compte qu’il a été jusque là trompé par les ombres ; pour la première fois, il pense avec regret à sa longue vie dans l’obscurité.
Parce que l’homme découvre l’infiniment grand de l’univers avec Einstein et la relativité et l’infiniment petit avec Planck et Einstein par l’intermédiaire de raisonnements abstraits ; parce que la psychanalyse, tel Freud, explique la complexité de la pensée et du comportement ; la peinture, la sculpture,…, vont s’ouvrir à une nouvelle expression dans une réalisation où le réel n’est plus la recherche primordiale.
En ce qui me concerne, je peins depuis mon jeune âge. J’ai baigné dans le figuratif jusqu’en 1990, mais j’étais de moins en moins satisfait de représenter ce que je voyais. Il me fallait autre chose, une autre démarche artistique et petit à petit, je me suis mis à représenter ce que je ressens ; cela n’est pas évident. Je n’en suis pas encore (et cela n’arrivera pas je pense) à appliquer la démarche de Paul Klee, peintre du début du XXème siècle, qui a écrit : « l’artiste ne doit pas reproduire le visible, mais rendre visible ». Cette phrase est très forte car elle traduit un changement de comportement de l’artiste ; celui-ci se donne le droit d’être un témoin de son temps par l’intermédiaire de ses recherches et de ses représentations au même titre qu’un philosophe, qu’un politique. Il devient un acteur qui veut participer à l’observation et à l’analyse de l’humanité ; c’est ce que l’on appelle un artiste contemporain à l’exemple emblématique de Picasso avec le fameux tableau Guernica.
Christian Teixido